
Avec le film Polytechnique, l'idée de la productrice et actrice Karine Vanasse était de commémorer un événement alors que le réalisateur Denis Villeneuve, lui, y voyait l'occasion de faire un portrait sur la violence, un peu comme l'avait dépeinte Picasso dans son tableau Guernica.
Ainsi, ce n'est pas tant la psychologie du tueur ni le discours entourant l'événement qui intéressait Villeneuve, que son potentiel poétique et narratif. L'histoire de la tuerie de Polytechnique est écrite dans le coeur des gens et sa fin connue de tous. Les émotions bouillonneraient avant même la projection des premières images du film.
Dans un tel contexte, les auteurs n'avaient qu'à calquer les contours des lignes privilégiées, appuyant un peu plus par ici, insérant quelques traits par là pour canaliser l'émotion et faire circuler les idées.
En cela, Villeneuve a adopté la même approche que Gus Van Sant dans Elephant, film où le réalisateur américain s'inspirait librement de la tuerie à Columbine. Van Sant confiait à Gerald Peary «We could have invented a more traditional psychological narrative. I have my ideas why Columbine happened, but that's not this film. I wanted a poetic impression rather than dictating an answer. I wanted to include the audience's thoughts.» (Nous aurions pu employer un récit psychologique plus traditionnel. J'ai certes mes idées sur ce qui a mené à Columbine, mais ce n'est pas le propos de ce film. Je voulais produire une impression poétique plutôt que de dicter des réponses. Je voulais que le spectateur participe à la réflexion.)
C'est à peu près dans ces termes que Villeneuve a présenté sa démarche aux divers médias.
Cependant, comment comprendre que Villeneuve ait voulu «tourner le dos» au réalisateur de Elephant alors que Van Sant lui-même a admis les influences d'Aleksandr Sokurov, Michael Moore, Bela Tarr, Andrei Tarkovski et d'autres encore? Si Villeneuve tourne le dos à Van Sant, ce n'est pas pour pousser plus loin l'exploration artistique - ce qui aurait évidemment donné un film moins grand public -, mais plutôt pour revenir justement à un «récit psychologique plus traditionnel».
Quoiqu'ils en disent, les auteurs de Polytechnique orientent beaucoup plus la pensée du public selon une idée préconçue que ne l'ont fait Picasso, Gus Van Sant ou même Sokurov (Moloch sur Hitler, Taurus sur Lénine et Le Soleil sur l'empereur Hirohito). Dès les premières scènes, une mise en opposition et une mise en parallèle donnent au film un sens féministe.
L'opposition - Dans son appartement, à l'aube de son crime, le jeune homme perturbé (Maxime Gaudette dans le rôle du tueur) ne reçoit pas d'attention particulière de son colocataire. Dans un monde d'hommes, on ne communique pas. On le voit alors épier sa voisine par la fenêtre de l'appartement, signe manifeste de désirs non rencontrés, de frustration et de dépérissement.
À l'opposé, dans le segment suivant, Valérie (Karine Vanasse) pose quelques gestes liés à la séduction puisqu'elle se prépare à postuler un stage,on la voit ainsi se raser les jambes, choisir des vêtements, enfiler des collants et mettre des chaussures à talons aiguilles. Elle est épanouie.
Sa colocataire, attentive à sa situation, lui suggère une tenue encore plus élégante. C'est la solidarité féminine. Masculinité sombre tournée vers la destruction / féminité éclatante tournée vers un avenir prometteur : deux mondes s'opposent déjà.
Le parallèle - C'est ici que le plus important se joue. Le personnage tenu par Maxime Gaudette narre le contenu réel d'une lettre laissée par le vrai tueur de Polytechnique où il «explique» son geste désespéré par un argument anti-féministe éloquent mais délirant.
Dans le segment suivant, Valérie passe l'entrevue pour obtenir le stage en mécanique. L'homme lui fait part de son étonnement de voir une femme choisir ce domaine et lui dit sans détour qu'il cherche des candidats sérieux et fiables, c'est-à-dire qui ne porteront pas d'enfant.
Cette séquence vient corroborer les motifs du tueur qui viennent tout juste d'être énoncés dans la lettre, une insertion tout sauf innocente dans un récit aussi intense. Ce parallèle laisse entendre que le tueur agit selon un mode de pensée répandu et organisé (celui des hommes), s'écartant ainsi de l'interprétation selon laquelle le tueur aurait d'abord agi par trouble de la personnalité.
Le rapprochement entraîne un glissement: la différence entre la pensée des deux hommes n'en est plus alors une de nature, mais seulement de degré. Même si les auteurs souhaitaient (vraiment?) éviter l'interprétation, elle se trouve là. Par une réflexion d'image, on passe alors d'un niveau individuel à un niveau collectif.
Suite à ces quelques scènes, la tension s'installe très vite. L'adrénaline augmente au fur et à mesure que se rapproche le moment de l'acte anticipé. Les auteurs ont eu la sensibilité de ne pas montrer le tueur comme un monstre complètement inhumain,ainsi le voit-on hésiter, paralysé entre inhibitions et impulsions, avant de basculer vers le bout de sa logique. Une fois le premier coup tiré, il n'y aura plus de retour possible.
La violence éclate crûment à l'écran. D'abord ce fusil impressionnant qui tonne, qui résonne, propageant la peur sans même avoir touché une cible. Mais il tue aussi. Une machine puissante. Cette puissance, le tueur se l'approprie. Il sème le chaos, il en est le maître, le chef d'orchestre. Cette puissance exaltante, le spectateur la ressent. Devant le jeune meurtrier armé, tout le monde panique, fuit dans le désordre, rampe, se cache tant bien que mal, pleure. Personne, personne n'ose s'opposer. Et puis ces morts violentes montrées plus souvent que suggérées. Le désarroi règne, les blessées souffrent. Le choc se fait sentir dans la salle. Le film est dur. Coeurs sensibles s'abstenir.
Par la suite, l'adrénaline retombe pour laisser place à un certain soulagement. Aussi, par contraste, la fin du film semble plutôt pâle. La survivante Valérie surmonte ses peurs, terminant le tout sur une note optimiste.
On a beaucoup parlé du noir et blanc pour créer une distance, adoucir les événements. Je ne crois pas que l'avantage se trouve vraiment là. Le noir et blanc a obligé Denis Villeneuve et le directeur photo Pierre Gill à porter attention à ce qui se néglige aisément en couleur: l'éclairage. En noir et blanc, un plan devient vite banal si on n'étudie pas la disposition des éléments à l'intérieur du cadre pour en faire ressortir les lignes et les contrastes en fonction d'un éclairage calculé. Ainsi, la simple lumière d'un réfrigérateur peut rendre un plan tout simplement génial. Ce travail, ils l'ont bien fait.
Malgré ce retour aux sources du cinéma et l'«audace» du sujet, certains comme moi se désoleront encore une fois de voir un cinéaste comme Denis Villeneuve, pourtant très connaisseur du cinéma, abandonner l'originalité et les voies exploratoires de ses mentors pour se réfugier dans les limites confortables du déjà-vu. Ceci dit, pris dans son individualité, et malgré une violence certaine, Polytechnique est un film bouleversant, intense, captivant, extrêmement efficace et d'une esthétique fort appréciable. C'est déjà beaucoup quand on considère l'ensemble des films québécois des dernières années.